www.pcq.qc.ca - Parti communiste du Québec (PCQ)
Dernière mise à jour :


Note : Cette brochure fut publiée la première fois en 1880 et visait alors à vulgariser certains des grands concepts communistes; dans une large part, elle demeure toujours autant d'actualité.

***

… Depuis 1825, date où éclata la première crise générale, la totalité du monde industriel et commercial, la production et l'échange de l'ensemble des peuples civilisés et de leurs appendices plus ou moins barbares se détraquent environ une fois tous les dix ans. Le commerce s'arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là en quantités aussi massives qu'ils sont invendables, l'argent comptant devient invisible, le crédit s'évanouit, les fabriques s'arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. L'engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapidés et détruits en masse jusqu'à ce que les masses de marchandises accumulées s'écoulent enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu'à ce que production et échange reprennent peu à peu leur marche. Progressivement l'allure s'accélère, passe au trot, le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu'au ventre à terre d'un steeple chase complet de l'industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation, pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver ... dans le fossé du krach. Et toujours la même répétition. Voilà ce que nous n'avons pas vécu moins de cinq fois depuis 1825, et ce que nous vivons en cet instant (1877) pour la sixième fois. Et le caractère de ces crises est si nettement marqué que Fourier a mis le doigt sur toutes en qualifiant la première de crise pléthorique.

On voit, dans les crises, la contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste arriver à l'explosion violente. La circulation des marchandises est momentanément anéantie; le moyen de circulation, l'argent, devient obstacle à la circulation; toutes les lois de la production et de la circulation des marchandises sont mises sens dessus dessous. La collision économique a atteint son point culminant: le mode de production se rebelle contre le mode d'échange.

Le fait que l'organisation sociale de la production à l'intérieur de la fabrique s'est développée jusqu'au point où elle est devenue incompatible avec l'anarchie de la production dans la société, qui subsiste à côté d'elle et au-dessus d'elle ce fait est rendu palpable aux capitalistes eux mêmes par la concentration violente des capitaux qui s'accomplit pendant les crises moyennant la ruine d'un nombre élevé de grands capitalistes et d'un nombre plus élevé encore de petits. L'ensemble du mécanisme du mode de production capitaliste refuse le service sous la pression des forces productives qu'il a lui même engendrées. Il ne peut plus transformer cette masse de moyens de production tout entière en capital; ils chôment, et c'est pourquoi l'armée de réserve industrielle doit chômer aussi. Moyens de production, moyens de subsistance, travailleurs disponibles, tous les éléments de la production et de la richesse générale existent en excédent. Mais « la pléthore devient la source de la pénurie et de la misère » (Fourier), car c'est elle précisément qui empêche la transformation des moyens de production et de subsistance en capital. Car, dans la société capitaliste, les moyens de production ne peuvent entrer en activité à moins qu'ils ne se soient auparavant transformés en capital, en moyens pour l'exploitation de la force de travail humaine. La nécessité pour les moyens de production et de subsistance de prendre la qualité de capital se dresse comme un spectre entre eux et les ouvriers. C'est elle seule qui empêche la conjonction des leviers matériels et personnels de la production; c'est elle seule qui interdit aux moyens de production de fonctionner, aux ouvriers de travailler et de vivre. D'une part, donc, le mode de production capitaliste a administré la preuve convaincante qu'il est incapable de continuer à administrer ces forces productives. D'autre part, ces forces productives elles mêmes poussent avec une puissance croissante à la suppression de la contradiction, à leur affranchissement de leur qualité de capital, à la reconnaissance effective de leur caractère de forces productives sociales.

C'est cette réaction des forces productives en puissante croissance contre leur qualité de capital, c'est cette nécessité grandissante où l'on est de reconnaître leur nature sociale, qui obligent la classe des capitalistes elle même à les traiter de plus en plus dans la mesure tout au moins où c'est en général possible à l'intérieur du rapport capitaliste, comme des forces de production sociales. La période industrielle de haute pression, avec son gonflement illimité du crédit, aussi bien que le krach lui même, par l'effondrement de grands établissements capitalistes, poussent à cette forme de socialisation de masses considérables de moyens de production qui se présente à nous dans les différents genres de sociétés par actions. Beaucoup de ces moyens de production et de communication sont, d'emblée, si colossaux qu'ils excluent, comme les chemins de fer, toute autre forme d'exploitation capitaliste. Mais, à un certain degré de développement, cette forme elle même ne suffit plus; les gros producteurs nationaux d'une seule et même branche industrielle s'unissent en un « trust », union qui a pour but la réglementation de la production; ils déterminent la quantité totale à produire, la répartissent entre eux et arrachent ainsi le prix de vente fixé à l'avance. Mais comme ces trusts, en général, se disloquent à la première période de mauvaises affaires, ils poussent précisément par là à une socialisation encore plus concentrée; toute la branche industrielle se transforme en une seule grande société par actions, la concurrence intérieure fait place au monopole intérieur de cette société unique; c'est ce qui est arrivé encore en 1890 avec la production anglaise de l'alcali qui, après fusion des 48 grandes usines sans exception, est maintenant dans les mains d'une seule société à direction unique, avec un capital de 120 millions de marks.

Dans les trusts, la libre concurrence se convertit en monopole, la production sans plan de la société capitaliste capitule devant la production planifiée de la société socialiste qui s'approche. Tout d'abord, certes, pour le plus grand bien des capitalistes. Mais, ici, l'exploitation devient si palpable qu'il faut qu'elle s'effondre. Pas un peuple ne supporterait une production dirigée par des trusts, une exploitation à ce point cynique de l'ensemble par une petite bande d'encaisseurs de coupons.

Quoi qu'il en soit, avec trusts ou sans trusts, il faut finalement que le représentant officiel de la société capitaliste, l'État, en prenne la direction. La nécessité de la transformation en propriété d'État apparaît d'abord dans les grands organismes de communication: postes, télégraphes, chemins de fer.

Si les crises ont fait apparaître l'incapacité de la bourgeoisie à continuer à gérer les forces productives modernes, la transformation des grands organismes de production et de communication en sociétés par actions, en trusts et en propriétés d'État montre combien on peut se passer de la bourgeoisie pour cette fin (ndlr : souligné par nous). Toutes les fonctions sociales du capitaliste sont maintenant assurées par des employés rémunérés. Le capitaliste n'a plus aucune activité sociale hormis celle d'empocher les revenus, de détacher les coupons et de jouer à la Bourse, où les divers capitalistes se dépouillent mutuellement de leur capital. Le mode de production capitaliste, qui a commencé par évincer des ouvriers, évince maintenant les capitalistes et, tout comme les ouvriers, il les relègue dans la population superflue, sinon dès l'abord dans l'armée industrielle de réserve.

Mais ni la transformation en sociétés par actions et en trusts, ni la transformation en propriété d'État ne supprime la qualité de capital des forces productives. Pour les sociétés par actions et les trusts, cela est évident. Et l'État moderne n'est à son tour que l'organisation que la société bourgeoise se donne pour maintenir les conditions extérieures générales du mode de production capitaliste contre des empiétements venant des ouvriers comme des capitalistes isolés. L'État moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste: l'État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait, plus il exploite de citoyens. Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste n'est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. Mais, arrivé à ce comble, il se renverse. La propriété d'État sur les forces productives n'est pas la solution du conflit, mais elle renferme en elle le moyen formel de le résoudre, elle met la solution à portée de la main (ndlr : souligné par nous).

Cette solution peut consister seulement dans le fait que la nature sociale des forces productives modernes est effectivement reconnue, que donc le mode de production, d'appropriation et d'échange est mis en harmonie avec le caractère social des moyens de production. Et cela ne peut se produire que si la société prend possession ouvertement et sans détours des forces productives qui sont devenues trop grandes pour toute autre direction que la sienne. Ainsi, les producteurs font prévaloir en pleine conscience le caractère social des moyens de production et des produits, qui se tourne aujourd'hui contre les producteurs eux-mêmes, qui fait éclater périodiquement le mode de production et d'échange et ne s'impose que dans la violence et la destruction comme une loi de la nature à l'action aveugle; dès lors, de cause de trouble et d'effondrement périodique qu'il était, il se transforme en un levier puissant entre tous de la production elle même.

Les forces socialement agissantes agissent tout à fait comme les forces de la nature: aveugles, violentes, destructrices tant que nous ne les connaissons pas et ne comptons pas avec elles. Mais une fois que nous les avons reconnues, que nous en avons saisi l'activité, la direction, les effets, il ne dépend plus que de nous de les soumettre de plus en plus à notre volonté et d'atteindre nos buts grâce à elles. Et cela est particulièrement vrai des énormes forces productives actuelles. Tant que nous- nous refusons obstinément à en comprendre la nature et le caractère, et c'est contre cette compréhension que regimbent le mode de production capitaliste et ses défenseurs, ces forces produisent tout leur effet malgré nous, contre nous, elles nous dominent, comme nous l'avons exposé dans le détail. Mais une fois saisies dans leur nature, elles peuvent, dans les mains des producteurs associés, se transformer de maîtresses démoniaques en servantes dociles. C'est là la différence qu'il y a entre la force destructrice de l'électricité dans l'éclair de l'orage et l'électricité domptée du télégraphe et de l'arc électrique, la différence entre l'incendie et le feu agissant au service de l'homme. En traitant de la même façon les forces productives actuelles après avoir enfin reconnu leur nature, on voit l'anarchie sociale de la production remplacée par une mise en ordre systématique et sociale de la production, selon les besoins de la communauté comme de chaque individu. Ainsi le mode capitaliste d'appropriation, dans lequel le produit asservit d'abord le producteur, puis l'appropriateur lui même, est remplacé par le mode d'appropriation des produits fondé sur la nature des moyens modernes de production eux-mêmes: d'une part, appropriation sociale directe comme moyen d'entretenir et de développer la production, d'autre part, appropriation individuelle directe comme moyen d'existence et de jouissance.

En transformant de plus en plus la grande majorité de la population en prolétaires, le mode de production capitaliste crée la puissance qui, sous peine de périr, est obligée d'accomplir ce bouleversement. En poussant de plus en plus à la transformation des grands moyens de production socialisés en propriétés d'État, il montre lui même la voie à suivre pour accomplir ce bouleversement. Le prolétariat s'empare du pouvoir d'État et transforme les moyens de production d'abord en propriété d'État. Mais par là, il se supprime lui même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences de classes et oppositions de classes et également l'État en tant qu'État. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l'État, c'est à dire, dans chaque cas, d'une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d'oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). L'État était le représentant officiel de toute la société, sa synthèse en un corps visible, mais cela, il ne l'était que dans la mesure où il était l'État de la classe qui, pour son temps, représentait elle même toute la société: dans l'antiquité, l'État des citoyens propriétaires d'esclaves; au moyen âge, de la noblesse féodale; à notre époque, de la bourgeoisie. Quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui même superflu. Dès qu'il n'y a plus de classe sociale à tenir dans l'oppression; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l'existence individuelle motivée par l'anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n'y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un État. Le premier acte dans lequel l'État apparaît réellement comme représentant de toute la société, la prise de possession des moyens de production au nom de la société, est en même temps son dernier acte propre en tant qu'État. L'intervention d'un pouvoir d'État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l'autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des processus de production. L'État n'est pas « aboli », il s'éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur l'« État populaire libre», tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d'agitation que du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique; de juger également la revendication de ceux qu'on appelle les anarchistes, d'après laquelle l'État doit être aboli du jour au lendemain.

Depuis l'apparition historique du mode de production capitaliste, la prise de possession de l'ensemble des moyens de production par la société a bien souvent flotté plus ou moins vaguement devant les yeux tant d'individus que de sectes entières, comme idéal d'avenir. Mais elle ne pouvait devenir possible, devenir une nécessité historique qu'une fois données les conditions effectives de sa réalisation. Comme tout autre progrès social, elle devient praticable non par la compréhension acquise du fait que l'existence des classes contredit à la justice, à l'égalité, etc., non par la simple volonté d'abolir ces classes, mais par certaines conditions économiques nouvelles. La scission de la société en une classe exploiteuse et une classe exploitée, en une classe dominante et une classe opprimée était une conséquence nécessaire du faible développement de la production dans le passé. Tant que le travail total de la société ne fournit qu'un rendement excédant à peine ce qui est nécessaire pour assurer strictement l'existence de tous, tant que le travail réclame donc tout ou presque tout le temps de la grande majorité des membres de la société, celle ci se divise nécessairement en classes. A côté de cette grande majorité, exclusivement vouée à la corvée du travail, il se forme une classe libérée du travail directement productif, qui se charge des affaires communes de la société: direction du travail, affaires politiques, justice, sciences, beaux arts, etc. C'est donc la loi de la division du travail qui est à la base de la division en classes. Cela n'empêche pas d'ailleurs que cette division en classes n'ait été accomplie par la violence et le vol, la ruse et la fraude, et que la classe dominante, une fois mise en selle, n'ait jamais manqué de consolider sa domination aux dépens de la classe travailleuse et de transformer la direction sociale en exploitation renforcée des masses.

Mais si, d'après cela, la division en classes a une certaine légitimité historique, elle ne l'a pourtant que pour un temps donné, pour des conditions sociales données. Elle se fondait sur l'insuffisance de la production; elle sera balayée par le plein déploiement des forces productives modernes. Et en effet, l'abolition des classes sociales suppose un degré de développement historique où l'existence non seulement de telle ou telle classe dominante déterminée, mais d'une classe dominante en général, donc de la distinction des classes elle même, est devenue un anachronisme, une vieillerie. Elle suppose donc un degré d'élévation du développement de la production où l'appropriation des moyens de production et des produits, et par suite, de la domination politique, du monopole de la culture et de la direction intellectuelle par une classe sociale particulière est devenue non seulement une superfétation, mais aussi, au point de vue économique, politique et intellectuel, un obstacle au développement. Ce point est maintenant atteint. Si la faillite politique et intellectuelle de la bourgeoisie n'est plus guère un secret pour elle même, sa faillite économique se répète régulièrement tous les dix ans. Dans chaque crise, la société étouffe sous le faix de ses propres forces productives et de ses propres produits inutilisables pour elle, et elle se heurte impuissante à cette contradiction absurde: les producteurs n'ont rien à consommer, parce qu'on manque de consommateurs. La force d'expansion des moyens de production fait sauter les chaînes dont le mode de production capitaliste l'avait chargée. Sa libération de ces chaînes est la seule condition requise pour un développement des forces productives ininterrompu, progressant à un rythme toujours plus rapide, et par suite, pour un accroissement pratiquement sans bornes de la production elle même. Ce n'est pas tout. L'appropriation sociale des moyens de production élimine non seulement l'inhibition artificielle de la production qui existe maintenant, mais aussi le gaspillage et la destruction effectifs de forces productives et de produits, qui sont actuellement les corollaires inéluctables de la production et atteignent leur paroxysme dans les crises. En outre, elle libère, une masse de moyens de production et de produits pour la collectivité en éliminant la dilapidation stupide que représente le luxe des classes actuellement dominantes et de leurs représentants politiques. La possibilité d'assurer, au moyen de la production sociale, à tous les membres de la société une existence non seulement parfaitement suffisante au point de vue matériel et s'enrichissant de jour en jour, mais leur garantissant aussi l'épanouissement et l'exercice libres et complets de leurs dispositions physiques et intellectuelles, cette possibilité existe aujourd'hui pour la première fois, mais elle existe.

 

 


Pour télécharger et/ou imprimer ce document