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Le texte qui suit est une traduction d'un article publié une première fois dans la revue américaine«Covert Action Quarterly» (numéro 72, printemps 02).

Cette réflexion qui s’adressait au départ aux milieux progressistes aux États-Unis, vise d’abord et avant tout à remettre en cause certains dogmes qui demeurent encore très forts au sein des forces de gauche, y compris chez nous. C’est un texte qui, conséquemment, a toute sa pertinence dans les débats ici même, dans notre pays.

En plus d’avoir jusqu’ici publié de nombreux articles dans différentes revues de gauche, Michael Parenti a aussi écrit plusieurs livres dont : «The Terrorism Trap» (éditions City Lights), «To kill a Nation: the Attack on Yugoslavia» (éd. Verso) et "History as a Mystery" (ed. City Lights).

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Par Michael Parenti

Nous avons beaucoup entendu parler d'«effondrement» de l’Union soviétique au cours des dernières années alors que la véritable menace aujourd’hui réside dans les nombreux reculs sociaux que nous subissons un peu partout. À travers le monde, sous la conduite de ceux qui ont le pouvoir à Washington, les dirigeants conservateurs visent à éliminer nos conquêtes démocratiques et nos services publics, et à réduire le niveau de vie des gens à l’échelle de toute la planète.

Dans un contexte où l’anti-communisme est encore bien à la mode, il est de bon ton de se démarquer de ce que fut le « démon » soviétique. Pendant des décennies, des intellectuels ont combattu le fantôme de Joseph Staline, multipliant les allusions contre les prétendues hordes de "doctrinaires" marxistes-léninistes, autant chez nous qu’à l’étranger.

 

Lors de la chute des gouvernements socialistes en Union soviétique et en Europe de l'Est, les cercles dirigeants des États-Unis se sont bien sûr réjouis de ces événements; il en fut également de même de certains secteurs qui se déclaraient pourtant de gauche. Cette chute ouvrait, selon ces gens qui se disaient de gauche, de nouvelles possibilités, un véritable renouveau. Ainsi délivrés pour toujours de l'infamie du "stalinisme", ces gens prétendaient que les forces de gauche pourraient enfin gagner en légitimité et en influence. Emballés par cette idée, ils semblaient ne pas se rendre compte du fait que la destruction du socialisme avait en fait déplacé le centre de gravité politique vers des orientations radicalement réactionnaires.

 

Plusieurs d'entre nous ont refusé de se joindre à ce mouvement qui regroupaient aussi bien des libéraux, des conservateurs et des réactionnaires de tout acabit, que des libertaires et des gauchistes qui semblaient alors tous et toutes saluer le retour de la "démocratie" du capitalisme monopoliste en Europe de l'Est. À l’époque, nous avions plutôt peur que cette chute devienne en fait une défaite historique pour les peuples du monde. Aujourd’hui, nous pouvons déjà voir que les fléaux que les communistes et leurs alliés avaient jusqu'alors repoussé se développent maintenant plus que jamais et prennent le dessus.

Le vingtième siècle a été, d'une certaine façon, une période de repli du Grand Capital. En 1900, les États-Unis et la plupart des autres pays capitalistes étaient semblables à ce que nous définissons aujourd'hui comme le "tiers monde". Les nations industrialisées se caractérisaient par une pauvreté généralisée, des taux élevés de chômage, de très bas salaires, l’utilisation à large échelle de la main d'œuvre infantile, des journée de travail de 12 heures et des semaines de travail de six ou de sept jours, et une malnutrition et des maladies dues à la pauvreté et très répandues, telles que la tuberculose et la typhoïde. De plus, il n'y avait pas de services publics, pas de règlements de sécurité au travail, pas de normes de protection du consommateur, pas de mesures de protection de l'environnement. Ce n'est qu'au terme de décennies de luttes, surtout au cours des années 30 puis, de nouveau, après la Deuxième Guerre mondiale, que des progrès radicaux dans les conditions des travailleurs et des travailleuses ont pu être réalisés.

 

L'un des facteurs qui aida alors les travailleurs et les travailleuses à arracher des concessions, était la « menace communiste ». Les leaders occidentaux, forcés de rivaliser avec les nations socialistes pour obtenir l'appui du peuple dans leur propre pays, n’avaient pas le choix sinon que de réduire les mauvais traitements qu'ils avaient jusqu'alors imposé aux masses laborieuses. Cela entraîna alors la mise en place de contrats sociaux. Malgré des luttes souvent très dures et certaines défaites, les travailleurs et les travailleuses purent ainsi obtenir des gains majeurs en matière de salaires, d'avantages sociaux et de services publics.

Aux États-Unis, vers la fin des années 40 et au cours des années 50, la classe dirigeante des États-Unis mit vraiment les bouchées doubles pour prouver aux travailleurs et aux travailleuses vivant sous le capitalisme que leur niveau de vie était plus élevé que celui de leurs confrères et consœurs vivant sous "le joug communiste". La bourgeoisie brandissait des statistiques visant à prouver que les prolétaires soviétiques devaient travailler beaucoup plus d'heures que nos travailleurs pour acheter les différents biens de consommation. Leurs comparaisons ne mentionnaient pas, cependant, les soins de santé, le logement, l'éducation, les transports et les autres services relativement coûteux dans les pays capitalistes mais considérablement subventionnés dans les pays socialistes. En fait, les gains réalisés par les travailleurs et les travailleuses de l'Occident découlaient pour une bonne part de la compétition mondiale qui existait alors entre le capitalisme et le communisme. Cette compétition a également contribué à la lutte pour les droits civils. Au cours des années 50 et 60, alors que les leaders US rivalisaient avec Moscou pour gagner les cœurs et les esprits des non-blancs d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine, l'idée comme quoi il était crucial de se débarrasser de la discrimination raciale et de permettre l'égalité aux personnes de couleur aux États-Unis était aussi dans bien des esprits. Nombre d'arguments opposés à la ségrégation raciale étaient basés sur la rhétorique opportuniste suivante : l'égalité raciale est nécessaire, pas pour promouvoir la justice mais pour améliorer l'image des États-Unis pendant la Guerre froide.

Avec le renversement du socialisme survenu entre 1989 et 1991, il semblait que le capitalisme des entreprises transnationales avait maintenant obtenu le contrôle mondial. Mais très rapidement, les publications conservatrices ont commencé à se plaindre avec impatience, disant plus ou moins ceci : «Si le socialisme a reculé partout devant le libre marché, pourquoi alors n'a-t-il pas reculé ici-même, aux États-Unis ? Pourquoi devons-nous continuer à tolérer toutes sortes de règlements et de programmes sociaux ?» En 1992, il était devenu clair pour nombre de conservateurs que le moment était venu d'en finir avec la modération et de montrer à la classe ouvrière de quel bois ils se chauffaient. La compétition pour gagner les cœurs et les esprits du peuple était terminée. Le Grand Capital, ayant obtenu la victoire totale, affirmait maintenant la nécessité d’opérer un retour en arrière, aussi bien ici qu’à l'étranger. Il n'était plus question de négocier, ni avec les cols bleus, ni les cols blancs, ou même les professionnels.

Tout au long de l'histoire, les classes dirigeantes ont toujours visé l'objectif de tout contrôler. Terres de choix, forêts, faune, bétail, récoltes, gisements et métaux précieux de la terre. Biens, richesses et revenus importants. Moyens de production, innovations profitables et technologies. Toute la plus value produite par la force de travail humaine. Tous les postes de contrôle de l'État et des autres grandes institutions. Tous les types d'aide publique, de subventions, de privilèges et d'immunités. Tous les droits et les protections prévus par les législations sans avoir aucun compte à rendre à personne ni avoir aucune contrainte. Tous les services, avantages, luxes et privilèges de la société civile sans avoir à payer aucune des taxes et des dépenses de celle-ci. Les classes dirigeantes n'ont toujours voulu qu'une chose : toutes les récompenses et aucun fardeau.

Au lieu de chercher à réduire le chômage, comme ils l'avaient fait pendant la Guerre froide, les ploutocrates qui dirigent le pays cherchent aujourd'hui à maintenir le taux de chômage assez élevé pour affaiblir les syndicats, réprimer les travailleurs et maximiser les profits. Nous assistons en fait à la tiers-mondialisation des États-Unis et à la dégradation d'une population relativement prospère jusqu’ici. Les hautes sphères des entreprises ne voient pas pourquoi des millions de travailleurs et de travailleuses devraient avoir un niveau de vie comparable à celui de classe moyenne, comprenant la propriété d'une maison, des .économies et un emploi assuré à long terme. Ils ne voient pas non plus pourquoi la classe moyenne elle-même devrait être aussi étendue qu'elle l'est actuellement.

Selon les bien nantis, le peuple doit travailler plus fort ("maximaliser la productivité") et modérer ses attentes; plus les travailleurs gagnent et plus ils en demandent. D’après eux, si nous suivons cette voie, nous pourrions en arriver à une démocratie sociale ou pire. Il est temps de revenir aux normes du dix-neuvième siècle, semblables à celles qui prévalent actuellement à travers le tiers monde, et à celles des États-Unis des années 1900. Les caractéristiques correspondant à ces normes sont les suivantes : une population non-syndiquée, des salaires ne permettant que la survie, l'absence d'avantages sociaux, de protection et de congés; une masse de chômeurs et de pauvres plongés dans le désespoir, servant concurrence pour faire baisser les salaires et de bouc émissaires pour le défoulement des personnes se trouvant un peu au-dessus d'eux; une classe moyenne réduite, qui va en diminuant et se maintient de peine et de misère; et une classe possédante minuscule en nombre, scandaleusement riche, ne payant pas d'impôts et propriétaire de tout. La déréglementation, les privatisations et les reculs sociaux sont à l'ordre du jour. Le "capitalisme au visage humain" est devenu un «capitalisme en plein dans le visage». Alors que les commentateurs annoncent "la fin de la lutte de classe" et même "la fin de l'histoire", les élites politiques et économiques poursuivent en fait la lutte de classe avec plus d'acharnement que jamais.

Le renversement de l'Union soviétique a permis à la seule superpuissance restant au monde de poursuivre à sa guise sa diplomatie de violence et l'imposition de ses diktats. Au cours de la dernière décennie seulement, la violence déployée par les États-Unis sur le plan international a été supérieure à tous ce qui a pu être attribué à un pays socialiste. Les forces militaires US et les forces mercenaires sous leur commandement ont assouvi la vengeance des USA en semant massivement la mort et la destruction en Iraq, au Mozambique, en Angola, au Nicaragua, au Salvador, au Guatemala, au Timor oriental, en Libye et dans d'autres pays. En quelques mois seulement, le président Clinton a bombardé quatre pays : le Soudan, l'Afghanistan, l'Iraq à plusieurs reprises et la Yougoslavie massivement. Simultanément les services de sécurité nationale des USA étaient impliqués dans des guerres menées par procuration en Angola, au Mexique (Chiapas), en Colombie, dans le Timor oriental et dans plusieurs autres endroits. Les forces militaires US occupaient en même temps la Macédoine, la Bosnie, le Kosovo et l'Afghanistan, et étaient déployées partout à travers le monde à partir de quelque 300 bases principales situées à l'étranger, toujours au nom de la paix, de la démocratie, de la sécurité nationale, de la lutte contre le terrorisme et de l'humanitarisme.

L’arrogance et la brutalité avec laquelle les États-Unis ont exécuté leur interventions à l’étranger, au cours des années 1990 et au début des années 2000 est une conséquence directe de la disparition de l’URSS. Les États-Unis n'avaient pas pu réaliser leur rêve d'établir leur hégémonie mondiale à cause des contraintes opposées par l’URSS. Mais aujourd'hui, les personnes qui élaborent les politiques à Washington et au sein des comités de réflexion ("think tanks") universitaires à travers le pays déclarent que les États-Unis, grâce à leur puissance militaire et économique imbattables, ont une occasion historique sans précédent d'établir un état de domination mondiale. Le nationalisme économique du tiers monde n'est plus toléré au sein du Nouvel ordre mondial. Le "leadership" US peut maintenant supprimer toutes les barrières qui s'opposent à la réorganisation de l'économie globale selon les principes du marché tel qu'ils sont interprétés et dominés par les entreprises transnationales géantes.

Face à cette situation, il est peut-être temps que certaines personnalités de la gauche mettent de côté leur anticommunisme, reconnaissent l'ampleur des pertes dues à l'effondrement du socialisme en Europe de l'Est et se préparent aux véritables dangers que nous devrons affronter. Les chances de survie pour des centaines de millions de personnes à travers le monde ont été gravement et irréparablement affectées.

Il est temps de voir que notre ennemi réel et urgent n'est pas Staline (qui, soit dit en passant, est mort) mais bien les leaders "démocratiques" de l'Occident qui ont organisé la plus cruelle arnaque de l'histoire, établissant de façon concertée des politiques prédatrices, créant un monde qui assure aux entreprises la liberté totale de maximiser leurs profits sans tenir compte des vies humaines et de l'environnement.

La chute du socialisme nous a conduit à un recul social majeur, à travers la planète. Cela a permis à une poignée de riches de devenir encore plus riches tandis que les pauvres, qui forment la majorité, devenaient encore plus pauvres. C’est l'imposition de l'impuissance par les puissants. Lutter pour mettre fin à une telle situation est incompatible avec le maintien d’un discours fondé sur la collaboration de classe et l'anticommunisme.


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